Esthétique de la crise
Diffusion des films « Les fraises sauvages », Persona » et « Cris et chuchotements » au cinéma Le Méliès, du 12 au 29 juin).
Débat le 29 juin à l’issue de la projection de « Cris et chuchotements », avec Youcef Boudjémaï et le Groupe Ciné Lacan : Valérie Batteux, Jean-Philippe Debroise, Cyrille Noirjean, Thatyana Pitavy, psychanalystes, membres de l’Association Lacanienne Internationale (ALI).
Pour ce Focus consacré au cinéaste suédois Ingmar Bergman, nous avons choisi trois films emblématiques de l’évolution de sa vision de la société et de son style cinématographique. D’un film à l’autre, Bergman procède par mouvement de répétition et de variation ; il sculpte avec persistance le même motif pour mieux en affirmer les formes et les influences. Chaque film se conçoit comme l’écho d’un autre, les figures surgissent puis s’éclipsent pour réapparaitre dans leur singularité, débarrassées de leurs scories. Cette volonté d’épure vise moins la perfection que la vie dans tous ses états. Toutefois, chez Bergman, la réalité n’est pas la vie : elle n’est, sous la parure des masques, qu’apparence , qu’une part de l’activité onirique complète pour atteindre une réalité plus forte que la réalité elle-même. Le cinéma, puissant dispositif d’illusions, se donne comme le vecteur de l’expression d’un surplus de vérité.
Sa vision de l’existence porte la marque profonde d’une double empreinte culturelle, celle du luthéranisme et de la social-démocratie, par laquelle se sont édifiés un modèle de bonheur, primitif, simple, où l’individu et la société se définissent par un idéal de mesure, de compris et un attachement au capitalisme. A la fin des années 1950, le cinéma de Bergman traduit les angoisses métaphysiques et religieuses de l’après-guerre, face au monde meurtri et au « silence de Dieu ». Ces films travaillent la mise en crise des systèmes de valeurs qui structurent la signification de l’univers des personnages. L’affaiblissement du sentiment de sécurité intellectuelle et affective et la déstabilisation des conventions sociales ébranlent les croyances et les sensibilités traditionnelles, provoquant un malaise existentiel qui place les individus face à la désagrégation morale du présent. Confrontés à l’avenir incertain de leurs illusions, ils font l’expérience de leur réalité, contraints de choisir, sans médiation, le sens de leur vie pour surmonter le vide spirituel ou moral, que ne comblent ni les honneurs, ni la richesse, ni l’art. Livrés à leurs tourments intérieurs, ils n’ont d’autre salut que d’affronter la souffrance qui affecte les corps et le rapport à soi et aux autres.
Cette crise des représentations possède sa propre esthétique. La narration perturbe la logique conventionnelle des récits. La contamination du présent par le passé brouille la frontière des souvenirs, des rêves, de la réalité et de l’imaginaire, du visible et de l’invisible. Contre ce mouvement, les personnages tentent de s’approprier leurs récits en interprétant et en réordonnant le passé. Cette esthétique de la crise dresse une scénographie de l’affrontement, de la déchirure, de la violence des paroles et de l’âpreté des silences, sur l’éclatement de l’espace mental et le huis clos théâtral. La tension des sentiments et des pensées se concentre dans l’exploration du visage humain dont le gros plan abolit la sensation de l’espace et du temps. Cette esthétique procède par altération des mots et des gestes. Leur sens n’est que mensonge, et en appelle au silence pour délivrer de l’hypocrisie. Elle agit par la fusion, le dédoublement, la division et la perforation des images, dont la menace perturbe les ordres de la représentation et de la présence. Les mots et les images y sont pris dans une relation de subordination de l’un sur l’autre. Cette écriture de la crise érige des paysages à l’ambiance crépusculaire, où l’ombre de la mort ronge les vivants. Les décors stylisés tracent les contours d’un univers fragmenté, dont les couleurs se parent de l’excès de leur étrangeté.
Cinéma du désenchantement et de la cruauté, où percent à peine quelques lueurs d’apaisement, les films de Bergman inquiètent plus qu’ils ne rassurent.
Youcef Boudjémaï